Être féministe, ça veut dire quoi ?

Toutes les deux semaines dans Popol vs Patriarcat nous explorons les avancées et les embûches auxquelles est confronté le combat féministe, en matière d’égalité économique, de violences sexuelles et politiques, de visibilité dans les médias, dans les représentations sociales et culturelles, dans l’éducation. A nous qui vivons en 2023, il faut bien reconnaître que nos existences sont différentes de celles de nos grands-parents et de nos parents, et en l’occurrence de celles de nos grand-mères et de nos mères. Et ces avancées, nous les devons pour beaucoup au combat féministe, n’en déplaise à ses détracteurs qui jugent que les féministes seraient trop extrêmes, trop violentes, trop sectaires. Mais en ce cas, pourquoi le féminisme n’est pas devenu un mouvement politique majeur, au même titre que le socialisme en son temps ? Ce décalage est d’autant plus incompréhensible et inquiétant que les acquis féministes sont sans cesse menacés (notamment en termes de droits reproductifs) et que le chemin à parcourir pour sortir de la violence patriarcale et coloniale reste encore immense.
Mais qu’est-ce qu’être féministe au fond ? Et surtout comment être une bonne féministe, pour reprendre les termes de Roxanne Gay, dans un monde où s’entrechoquent nos ambivalences et des combats à l’intersection desquels il n’est pas toujours aisé de se positionner. On a vu, par exemple cette semaine, fleurir dans les stories instagram et dans les médias, des vidéos montrant la performance de Rihanna au Superbowl ainsi que la couverture de Vogue où elle apparaît triomphante avec son compagnon, en retrait, portant leur enfant. On a vanté son culot, sa réussite, sa vision féministe de la maternité, le tout accompagné de l’iconographie féministe habituelle, émoji feu, poing levé et girlpower, du “queen” à gogo et de la “badass” en veux-tu en voilà. Jusque-là pas de quoi fouetter un chat, d’autant que chez Popol nous sommes fans de Rihanna et nous nous piquons aussi d’une streetcred féministe irréprochable et tout à fait clinquante.
Seulement voilà, nous défendons aussi une vision du monde écologiste et anticapitaliste, or le Superbowl est une aberration écologique qui voit affluer des milliardaires en jet privé par centaines. Quant à la couverture de Vogue, on peut certainement y voir une inversion des rôles salutaires : pour une fois que les hommes tiennent le rôle du factotum ! On peut tout autant trouver que cette photo véhicule une vision rétrograde du destin féminin encore et toujours associé à la maternité. Il est important de valoriser la puissance des femmes, leur éclat, leur capacité à gagner plus que les hommes, de réussir, d’avoir des enfants quand elles veulent, comme elles veulent. Et cela passe par les représentations et donc les livres, les films, la musique, les réseaux sociaux, les médias. Mais au-delà de cette imagerie, qu’en est-il de celles qui ne deviendront jamais riches et puissantes ? Celles qui ne se sentiront jamais à l’aise dans leur corps ? Celles qui seront toujours seules sur la photo ? Celles qui ne seront jamais mères ? Parce qu’elles ne le peuvent pas, parce qu’elles ne le souhaitent pas ? Ne sont-elles pas des “queen” elles aussi ? Leur vie n’est-elle pas féministe à elles aussi ?
Il ne s’agit pas de stigmatiser quiconque, ni Rihanna, ni les mères de famille, ni de se priver d’une bonne soirée devant le superbowl, pas plus que de jouer les gâtes-sauces des réseaux sociaux. Nous avons désespérément besoin de rôles modèles et tant mieux si la performance de Rihanna peut faire bouger les lignes. Mais il est toujours bon de se rappeler que le féminisme n’est pas seulement l’idéologie qui peuple nos feed numériques, qu’il ne s’incarne pas seulement dans le dernier podcast à la mode (mais continuer à écouter Popol !), dans la valorisation de la puissance qui n’est jamais qu’une manière trouvée par le capitalisme pour se faufiler jusque dans nos combats. Ce n’est pas non plus une pensée accommodante censée nous permettre de continuer à contempler nos contradictions tout en faisant l’économie d’un véritable affranchissement dont on sent tout.e.s qu’il ne va pas être toujours si confo que ça. Si l’on veut vivre dans un monde plus inclusif, où le féminisme ne sera plus seulement un combat ou une aubaine éditoriale mais un mode de vie et une vision du monde généreuse et juste, alors il faut de temps en temps savoir où porter le regard. Vers le travail des militantes du planning familial. Celui des instit. Celui des employées de mairie. Celui des sages-femmes. Celui des éducatrices spécialisées. Celui des militantes associatives. Celui des attachées parlementaires.
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière d’être féministe, mais une chose est sûre, si l’on veut que la lutte avance, si l’on veut vivre dans un monde moins violent alors il nous faut investir le féminisme dans une perspective politique. Où que l’on se situe sur l’échelle des privilèges, quel que soit le temps qu’on souhaite lui consacrer (et on a le droit de ne vouloir/pouvoir lui en accorder), la manière dont on veut le penser et l’incarner, les contradictions personnelles qu’on aurait envie d’y résoudre pour son propre compte, notre féminisme ne peut plus faire l’économie du réel et du politique !
Camille Dumat